Développeur : Studio Fizbin

Éditeur : Assemble Entertainment

Plateformes : PC / SWITCH / XBOX / PLAYSTATION

Genre : Puzzle / Aventure

Introduction :

Si la seule possibilité d’offrir à votre famille un court répit, une véritable pause dans un monde post-apocalyptique, nécessitait de réduire en esclavage d’anciennes divinités, les forçant à travailler jusqu’à leur mort ou celle de vos proches, le feriez-vous ? De même que ce sacrifice d’autrui vous condamne à vous perdre ?

Aujourd’hui, nous aborderons la notion de sacrifice sous ses différentes formes par le prisme de Minute of Islands – MOI-. En effet, le sacrifice est une thématique prépondérante de MOI . Il s’agit d’un jeu indépendant atypique qui serait très certainement passé sous mon radar à indés si xxdorcaxx ne m’avait pas mentionné deux ou trois fois pour me convaincre d’y jouer. Après avoir pris mon temps, j’ai enfin décidé de m’y essayer. Et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une sublime direction artistique mélangeant subtilement les couleurs enfantines de nos bandes-dessinées préférées, aux airs d’Aventure Time avec une imagerie grotesque, voire gore.

Si vous êtes en train de lire cet article sans avoir joué à Minute of Islands, je vous recommande soit d’y jouer, soit de lire ma critique diapo à cette adresse : https://dissertoplay.fr/2023/09/16/critique-diapo-minute-of-islands/ . Du reste, vous êtes prévenus, je vais spoiler.

Nous sommes en 2021 et le studio Allemand Fizbin, aussi connu pour les jeux « The Inner World« , publie très discrètement MOI. Le titre ne rencontre pas un grand succès critique comme commercial du fait de l’absence de communication (par manque de budget) mais aussi d’un gameplay redondant. De plus, cette année-là, le JV cherchait de nouveaux ambassadeurs indépendants avec Lost in Random, 12 Minutes ou encore Inscryption et fatalement, face à un marché saturé de jeux indépendants 2D, MOI ne comblait pas les attentes. Pourtant, en quelques clics sur le web, nous remarquons que Minute of Islands provoque des réactions. Si beaucoup sont déçus de son manque d’inventivité dans le gameplay (jusqu’à souligner que le jeu est beau mais chiant), ces testeurs ont pris le temps d’essayer le titre inconnu de Fizbin et d’en publier un avis duquel se dégage un sentiment doux amer. En effet, MOI, via ses thématiques, mais aussi sa direction artistique, belle et grotesque, parvient à faire réfléchir le joueur sur le but de sa mission. Après tout, dans un monde où vous cherchez à faire perdurer la vie de vos proches, tout en marchant main dans la main avec la mort, que reste-il vraiment de votre propre existence dans ce paysage de non-vie ?

Dans cet article, nous analysons la direction artistique du jeu et ses effets sur la volonté du joueur à « régler » une situation désespérée. Puis nous voyons ensemble comment les autres personnages réagissent face à l’apocalypse. Enfin, nous nous intéressons au personnage de Mo et de son rapport avec la quête désespérée dont elle se trouve investie.

Un monde décharné

Le jeu de Fizbin ne vous trompe pas. En le lançant, il vous avertit que les thématiques touchent à l’horreur, les comportements autodestructeurs ou encore la dépression. Et dès vos premiers pas dans l’univers du jeu, vous remarquez un grand nombre de créatures décharnés, démembrés ou encore mortes, ce qui n’est pas pour vous enjouer. Les cadavres sont en décomposition avancée et l’air est toxique, pollué par des spores jaunâtres. C’est dans ce contexte terrifiant que vous comprenez le sens de la quête de Mo, protagoniste de l’œuvre.

Les mouettes attaquent la chair de l’animal putréfié. (Image tirée du press kit)

Mo est la porteuse de l’Omni-Clé,un sceptre capable de remettre en marche les purificateurs d’air disséminés dans tout l’archipel. Cette clé est unique du fait de son caractère quasi-divin. En effet, selon les dires de la narratrice (omniprésente, à la voix posée) : Jadis, quatre géants descendirent des cieux pour aider les humains à surmonter l’extinction totale. Pour y parvenir, les géants fabriquèrent les purificateurs mais aussi tous les équipements capables de les faire fonctionner.
Malheureusement, conscients des tares de la morale humaine, ils décidèrent que cette technologie ne pourrait être mise en marche qu’à la seule force manuelle, la leur, se condamnant ainsi à rester enfermé dans des cavernes à faire tourner inlassablement lesdites manivelles. Ils gardèrent néanmoins un recours dans le cas où ces derniers, pour une raison ou pour une autre, cesseraient de les faire tourner. Ce recours est l’Omni-Clé possédée par notre protagoniste, capable de réactiver les géants, lui offrant ainsi le statut d’élue. Vous débutez l’aventure dans un silence profond, au réveil de Mo. Les machines ne fonctionnent plus et tous les géants ont cessé de travailler.

Votre objectif est clair : réparer les purificateurs et réveiller les géants pour qu’ils reprennent le travail afin de sauver le monde.

Cet enjeu majeur de l’aventure est constamment rappelé par la direction artistique. Où que vous regardiez dans Minute of Islands, vous contemplez la désolation, la mort ou le début de l’infection via les mycoses. En effet, Cette DA joue habilement avec un contraste entre l’aspect enfantin des couleurs très vives utilisées (rappelant des dessins animés de notre enfance) et toute cette horreur liée à la décomposition des chairs, à l’image d’un épisode d’Happy Tree Friends.
Mais ce contraste est également perceptible via les mots employés. La narratrice qui vous accompagne et les textes sous-titrés lorsque vous observez un élément vont évoquer des termes des champs lexicaux des machines et de la mécanique alors que vous interagissez avec des objets organiques. Ces antithèses graphiques saisissent à la gorge et rendent naturel l’artificiel et ce même paradoxe est observable tout au long du jeu.

Cinématique d’introduction du jeu. On y voit les quatre géants enfermés dans un espace sombre et rougeâtre – rappel possible du ventre d’une mère ? – connexion ombilicale avec Mo. Mo est-elle la mère ou l’enfant ?


Par exemple, après la cinématique d’introduction où vous voyez Mo être « connectée » aux géants via l’Omni-clé, celle-ci sort de sa « maison ». Son campement dans la caverne semble être un atelier purement fait de la main de l’homme et pourtant, lorsque vous en sortez, la « porte » ressemble à une artère, mais pourrait tout aussi bien être interprétée comme un anus, ou un vagin qui s’ouvre à votre passage et, dans le cas de Mo, nous pourrions penser que c’est par cet orifice que le personnage « vient au monde ». La métaphore se filerait via le cordon ombilical qui la relie aux géants dans la cinématique d’introduction.

Le jeu est ponctué de ces « portes organiques »

Cette association biomécanique entre le corps et la machine, aussi bien lexicale qu’imagée se poursuit avec les différentes séquences de réveil des géants. Ceux-ci sont « branchés » à des poumons artificiels auxquels il vous faut redonner de l’énergie en pompant dans une source jusqu’à la rediriger directement dans la tête des géants. Sauf que ces « poumons mécaniques » sont situés hors des corps de ces géants. Imaginez faire un massage cardiaque à un homme dont le cœur est déjà en dehors de son propriétaire. Vous avez l’image ? C’est à peu près ce contraste avec lequel joue Minute of Islands. L’idée évoque la vision horrifique d’un corps mort auquel nous essayons désespérément de rendre la vie, quand bien même les chances sont inexistantes. Principe qui se confirme avec l’état général de délabrement dans lequel se trouvent les géants. En outre, plus nous avançons dans l’aventure, plus les géants retrouvés sont décharnés, faibles, jusqu’au dernier déjà mort à notre arrivée.

Tous ces éléments contribuent à générer un malaise puissant chez le joueur. Ce malaise est d’autant plus frappant que quoi que vous fassiez dans l’aventure, vous sentez jusque dans vos tripes (ou celles des cadavres du jeu en l’occurrence ^^) que tout ce que vous faites est vain et que votre quête va échouer. Cet acharnement est vécu par Mo comme un devoir de l’être « élu » tandis que vous le vivez comme une obligation pour atteindre la fin de l’aventure. Paradoxalement, on se dit que le mieux pour finir Minute of Islands serait de ne rien faire car tout est perdu, et pourtant vous, comme la protagoniste, cherchez à tout prix à poursuivre une quête perdue d’avance.

Toutes ces idées et pensées néfastes sont engendrés par la direction artistique du jeu couplé avec l’aspect vain de votre quête. Cependant, la violence exacerbée et subite par les animaux couplée à votre environnement biomécanique, dont l’air est pollué de spores font que le joueur, au-delà de son besoin pratique de « terminer » le jeu, se sent impliqué dans la quête de Mo, ne serait-ce que pour lui éviter un pareil sort. Et cette urgence s’amplifie lorsque vous rencontrez un à un les membres de votre famille…

Il faut se dépêcher, ce géant-là ne va pas bien du tout

Comment Autrui survit-il aux évènements du jeu ?

Parce que Mo n’est pas la seule survivante de l’exode de l’humanité sur ces îles. Au fil de notre progression, nous rencontrons un à un les membres de notre famille et chacun d’eux réagit différemment face à la « catastrophe fongique ». Dans ce chapitre, nous allons développer ces personnages pour essayer de comprendre les rouages qui entourent Mo, jusqu’à parler de cette élue tragique.

  • 1. Le grand-père

Le premier personnage vivant – hors géant – que nous rencontrons dans Minute of Islands est le grand-père de Mo. Il loge sur une île non loin de sa petite fille et semble d’un caractère protecteur et enfantin. Son île est caractérisée par des restes d’un parc d’attraction. Nous y trouvons des stands sans vendeurs ou marchandises, un roller coaster dont les rails sont découpés et d’autres manèges évoquant le thème de la foire. Bref, le grand-père aspire à retrouver le monde d’avant. Lorsque Mo l’aperçoit, il était déjà affairé à réparer lui-même un purificateur d’air – chose impossible sans l’Omni-Clé-. Notre protagoniste le réprimande donc sur le caractère suicidaire de sa tâche irréalisable et le grand-père déclare vouloir simplement aider sa petite fille à porter son lourd fardeau. Nous savons également qu’il veut reconstruire ce parc d’attraction pour l’ouvrir au public. A ce moment de l’aventure, nous n’avons aucune connaissance sur le nombre de personnes encore vivantes sur les îles. A la fin de l’aventure, nous savons qu’il en reste au maximum six. Autant dire que son projet est insensé, incluant le personnage dans un passé que l’on ne peut pas faire revivre.

Dès lors, nous imaginons que le grand-père représente l’innocence de celui qui se permet encore de rêver, d’aspirer à des jours meilleurs. Cette caractéristique, couplée avec le rêve de rouvrir un parc d’attraction nous fait comprendre qu’il incarne la part de pureté de l’enfance dont Mo a été privée par son statut d’élue. En outre, l’aspect irréalisable de son rêve sert de foreshadowing face à notre propre quête. Le grand-père ne pourra jamais faire revivre son parc d’attraction de la même manière que nous ne pourrons jamais sauver les îles de cette catastrophe fongique, le mal est déjà trop enraciné.

Ce qui rend d’autant plus intéressante cette séquence est que le jeu vous fait penser de cette manière, ce n’est pas le grand-père qui annonce que ça ne marchera pas, ce n’est pas non plus Mo – bien qu’elle ne semble pas convaincue – , c’est vous et vous seul qui, par la direction artistique, comprenez le caractère insoluble de la situation.

  • 2. La grand-mère

Ce qui nous amène à la grand-mère de Mo. Bien moins enjouée que le grand-père, celle-ci a conscience de la situation et l’accepte. Nous pouvons supposer que le fait de vivre à côté de l’équivalent d’un cimetière lui permet de relativiser sur la notion de vie et de mort. Il s’agirait dès lors pour elle que d’une « simple étape de la vie ».

Le jardin des morts, aussi beau que terrifiant

Contrairement aux autres personnages de MOI, la grand-mère nous donne un choix, aller vers le jardin pour reposer une statuette ou ne pas le faire. Ce choix, en réalité factice dans le jeu, offre au joueur après la complétion de la quête, le droit de s’asseoir à côté de la grand-mère pour discuter. La pause marquée permet à Mo d’oublier quelques instants sa lourde tâche et simplement profiter de la compagnie d’une vieille dame mourante. Cette pause est d’autant plus forte qu’avant de pénétrer dans le jardin, Mo doit se séparer momentanément de l’Omni-clé, la rendant vulnérable. En effet, elle ne possède plus le seul moyen de réveiller les géants et redevient par conséquent une simple petite fille perdue dans un cimetière. De fait, la requête de la grand-mère est une tâche bien moins lourde à porter que celle imposée par les géants, ce qui rappelle une fois de plus que Mo est une « désignée volontaire » plutôt qu’une vraie héroïne.

Cette séquence pose un doute profond dans le sens de notre quête. Nous imaginons ne pas réussir et avons déjà de sérieuses interrogations sur l’éthique de cette tâche, et notre grand-mère propose simplement d’accepter les faits tels qu’ils sont et de profiter de sa compagnie. Pourquoi ne pas renoncer après tout ? Les géants sont probablement morts et bientôt le reste de l’humanité suivra, alors pourquoi se fatiguer ?

Bien entendu, nous continuons. Parce que c’est un jeu vidéo et que nous n’avons pas atteint la fin mais aussi parce que Mo s’acharne, elle sauvera tout le monde, c’est sûr ! Mais veulent-ils tous être sauvés ? La grand-mère en tout cas, accepte son sort, quel qu’il soit.

  • 3. La sœur (Miri)

Ce qui n’est CLAIREMENT pas le cas de Miri, la grande-sœur de Mo. Personnage dont l’apparition est assez tardive dans l’aventure, elle vit au milieu de poulets et n’est pas ravie DU TOUT de voir sa sœur de retour dans sa quête. Miri a accepté la situation de la fin des îles, mais contrairement à la grand-mère, elle souhaite s’enfuir en emmenant sa famille et estime que faire travailler les géants indéfiniment ne sauvera personne au bout du compte. L’arrivée de Mo sur son île provoque alors un débat houleux entre les deux personnages jusqu’à ce que Miri déclare « Pars, mais quand tu reviendras, je ne serais plus là ».

Et c’est précisément ce qui se passe. Après avoir réparé le générateur de l’île de Miri, celle-ci est introuvable. Le choc est d’autant plus grand que la narratrice – expliquant les pensées de Mo – évoque le fait que ces menaces ne sont pas le premières et certainement pas les dernières. Cependant, de facto, cette fois-ci, c’en était trop pour elle.

Si Mo semble particulièrement antipathique avec sa sœur qui « ne la comprend pas », ce n’est pas le cas du joueur qui voit en elle une personne de plus qui veut simplement le bien de la protagoniste de l’aventure et ne supporte plus de voir sa petite sœur porter un si lourd fardeau pour une quête insensée selon elle.

Ce passage est intéressant car il marque une rupture nette entre le le joueur et la protagoniste. (Pour moi), il devient très difficile d’être d’accord avec la réaction de Mo car tous les éléments vus précédemment affirment que cette fois, c’est foutu, notre quête va échouer. Et quand un personnage de notre famille veut nous venir en aide et propose une alternative, Mo la refuse agressivement. Deux idées distinctes me sont venues à cet instant.

  • La première est que Mo est une petite gamine immature trop attachée à sa quête pour ne pas voir la réalité en face, qu’elle est antipathique au possible et que son acharnement va condamner tout le monde.
  • La seconde est que Mo voit dans sa quête le seul moyen de protéger sa famille et qu’à force de devoir réaliser la même tâche ingrate, celle-ci ne sait plus communiquer avec les autres qui, selon elle, ne peuvent pas la comprendre précisément parce qu’ils ne vivent pas la difficulté de ce fardeau.

Miri, par son conflit avec Mo, entame donc une scission entre le joueur qui estime que c’est foutu et celui qui pense que cette fois-ci, c’est la bonne. Dans tous les cas, nous perdons peu à peu nos certitudes du fait d’un « choix supplémentaire » proposé par une figure autoritaire mais bienveillante.

Dans tous les cas, on reprend la route
  • 4. La mécanicienne

Vous doutiez déjà ? Attendez un peu de voir la mécanicienne. Si Miri suggérait de fuir, elle n’avait en réalité aucun plan concret, tandis que la mécanicienne en a un qui tient la route. La mécanicienne est en train de bâtir une arche (oui oui comme Noé), dans laquelle tous pourraient embarquer pour fuir le plus loin possible des spores et peut-être enfin vivre en sécurité. Seulement, Mo est beaucoup trop impliquée à ce stade pour s’arrêter et risquer un autre plan. Lorsque l’ingénieure a le dos tourné, Mo frappe à l’aide de l’Omni-clé et récupère un plan pour naviguer jusqu’au dernier géant.

Ici, la rupture entre le joueur et le comportement de Mo est définitive. La paranoia qui s’empare d’elle, couplée à son acharnement insensé de sa quête, la pousse à attaquer même ceux qui lui veulent du bien. Cette rupture se manifeste non seulement pas la réaction du joueur – en tout cas la mienne – qui n’est pas d’accord avec les actions du personnage qu’il incarne mais aussi par ce que le jeu montre.

Tout d’abord, l’Omni-clé n’est pas un objet violent, bien qu’il ressemble à un sceptre, Mo ne s’en sert que pour retransmettre de l’énergie vers un réceptacle. Cette liaison se fait sous la forme d’un « courant rosâtre ». Au début de notre article, nous suggérions que le courant du sceptre lié à Mo comme aux géants représentait un cordon ombilical. Cette idée de « corde » se confirme avec le mouvement de balancier qu’effectue le joueur pour relier le point d’énergie aux réceptacles, faisant de Mo un vecteur.

Traditionnellement, la corde est un outil qui relie deux choses entre elles, mais dans ce cas précis, Mo se sert du sceptre (la corde) de la même manière que d’un simple bâton.

C’est ici que nous ferons intervenir 安部公房 (Abe Kôbô), écrivain japonais du XXème siècle et inspiration d’Hideo Kojima pour Death Stranding.

« La corde » et « le bâton » font partie des premiers « outils » dont les hommes se servirent. Le premier servait à se défendre du mal, le second, quant à lui, servait à conserver près de soi ce qui nous était cher. Où que se trouvent les hommes, on y retrouvera toujours les concepts de « Code » et de « Bâton ». Ils font partie intégrante de notre entourage et s’infiltrent dans tous les aspects de la vie quotidienne de chacun.

Tirée de : La corde, Abe Kôbô, 1960.

Dans cette nouvelle, deux petites filles se servent d’une corde comme d’un bâton, transformant ainsi l’outil symbolique du « lien » en outil symbolique de « l’arme ». La comparaison avec ce que vient de faire Mo en frappant la mécanicienne paraît ici évidente. Cette action entraîne évidemment avec elle des conséquences terrible.

Bien au-delà de la rupture entre le joueur et la protagoniste, Mo vient de perdre de vue l’utilisation de l’objet sacré faisant d’elle une élue. Les géants n’ont pas donné l’Omni-clé à Mo – vous noterez que le terme Omni-clé ne suggère pas l’idée du bâton mais bien d’un outil non offensif, la clé – pour que celle-ci s’en serve comme une arme. Allant à l’encontre des préceptes inculqués par les géants, le bâton se fracture au contact du crâne de la mécanicienne, comme pour montrer à leur élue combien elle se fourvoie.

L’Omni-clé est brisé, la quête de Mo est définitivement terminée.

Vous l’aurez sans doute remarquer, nous avons abordé les quatre personnages secondaires de l’aventure de Minute of Islands. Ce qui, avec Mo, monte à cinq personnages. Mais à quoi correspondent-ils ?

Fin du monde inévitable, cinq personnages aux émotions et réactions différentes face à cette catastrophe, quête de l’acceptation… Pas de doute, nous voilà de nouveau dans les cinq étapes du deuil.

Étudiées et formalisées en 1969 par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross dans son ouvrage « On Death and Dying », les cinq étapes du deuil sont des réactions que vont avoir des personnes face à une « catastrophe ». Dans son étude, elle analysait les réactions de 200 patients venant d’apprendre qu’ils étaient atteints d’une maladie mortelle. Les cinq étapes se décomposent de la manière suivante :

  • Le déni
  • La colère
  • Le marchandage
  • La dépression
  • L’acceptation

La petite particularité de Minute of Islands dans l’utilisation de ces étapes est que ce n’est pas directement Mo qui vit ces réactions mais plutôt les autres qui manifestent les émotions de Mo, qui se charge de les repousser. Cela peut s’expliquer par le prisme de l’existentialisme Sartrien :

 » Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui » Sartre conclut de cette analyse que « J’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être ».

Tirée de : L’être et le néant, 1943, Troisième partie, chapitre I, 1).

Cette citation de Sartre nous permet de comprendre en partie l’intérêt et l’utilisation des personnages secondaires dans la quête de Mo. Ils sont le reflet d’un deuil généralisé, l’écho de l’inconscient de Mo qui permet au joueur de conscientiser la catastrophe fongique qui elle, est inéluctable.

Avec ces éléments désormais à notre disposition, nous comprenons que le grand-père évoque le déni car son esprit est orienté vers le passé, pensant qu’il peut réparer le générateur lui-même ou restaurer le parc d’attraction. C’est ce même déni qui le pousse à vouloir aider Mo quand bien même il n’est pas l’élu de la quête. Miri va se charger de la colère. Elle est le seul personnage à véritablement se mettre en colère contre notre protagoniste. Elle la menace, lui hurle dessus et va jusqu’à partir tant elle ne peut supporter le comportement de sa petite sœur. Le marchandage est bien plus subtil en revanche. Je pense que la grand-mère est toute désignée pour représenter cette émotion, bien que l’acceptation soit également de la partie. Si la grand-mère accepte la situation, nous ne pouvons pas vraiment dire qu’elle permet à Mo d’en faire de même puisque notre protagoniste poursuit son chemin après cette rencontre. En revanche, le marchandage est plus marqué du fait du seul « choix » offert dans le jeu – pour rappel, choisir de faire ou non une petite quête secondaire-. Cette quête, offre pour la première fois, une possibilité d’agir autrement dans le jeu que dans la poursuite du « scénario principal ». Si cela semble de prime abord anodin, il permet au joueur comme à Mo de souffler un court instant dans un paysage type cimetière somptueusement hideux avec les morts. Cette séquence permet de se rendre compte des conséquences de la catastrophe qui s’abat sur les îles mais d’un autre côté, dans ce cimetière, il n’y a plus personne à sauver et donc pas besoin d’une élue. De plus, cette théorie corrobore avec le fait que cette zone est la seule dans tout le jeu où votre Omni-clé ne vous accompagne pas, affirmant le caractère secondaire de la quête et brisant l’aspect « divin » de note protagoniste.

Il ne nous reste dès lors que deux émotions à traiter, la dépression et l’acceptation. Les lecteurs les plus avertis se diront que la mécanicienne et Mo sont nos derniers personnages disponibles et représentent donc ces deux facettes des étapes du deuil. A ma propre idée, j’ai envie de répondre oui mais pas tout à fait. Mo est bien la détentrice de ces deux facettes mais la mécanicienne est un vecteur qui lui permet d’en prendre conscience. Nous allons désormais détailler le personnage de Mo pour en arriver à notre conclusion.

Mo, élue malgré elle

Même après toutes ces lignes, au fond, que savons-nous de Mo ?

C’est une jeune fille aux cheveux bleus, et habillé d’une tenue jaune – qui n’est pas sans rappeler Six de Little Nightmares ou Georgie Denbrough de It-. Un parallèle intéressant pourrait se faire entre la couleur de sa tenue et la couleur des spores, jaunes. Cela pourrait sous-entendre que Mo « se fond » dans cette environnement dans lequel elle paraît à l’aise. Cette théorie pourrait se confirmer avec le fait qu’elle n’a pas besoin de retenir sa respiration comme les autres personnages lorsqu’elle traverse les nuages toxiques.

Elle semble peu sociable et préfère s’enfermer dans sa caverne plutôt que de passer du temps avec les personnes de sa famille qu’elle sauve fréquemment. De l’aveu de la narratrice, elle se sent à l’aise bercée par le son des manivelles qui tournent. Par ailleurs, c’est bien l’arrêt de ce bruit qui provoque son réveil. Nous pouvons également affirmer que Mo est une héroïne type « élue par les dieux » puisque les géants la choisissent pour détenir l’Omni-Clé.

Seulement, Mo est un personnage très paradoxal dans sa volonté de sauver le monde. Elle ne le vit pas comme une quête héroïque mais comme un lourd fardeau qu’elle seule doit porter. Pourtant, le joueur, détaché de la protagoniste remarque facilement que les autres personnages veulent lui venir en aide, mais celle-ci refuse en permanence, ce qui entache fatalement ses liens avec autrui. Elle veut sauver le monde tout en l’ignorant. En a-t-elle seulement envie ?

En effet, rien n’indique dans le jeu que Mo a souhaité sauver le monde, elle est simplement la tributaire de l’Omni-clé des géants. En outre, tout au long de l’aventure, vous pouvez ramasser des « souvenirs » qui déclenchent une petite phrase de la narratrice évoquant le passé de Mo. Presque tous les souvenirs ainsi évoqués parlent de moments où Mo était heureuse et semble à l’opposée du personnage que nous incarnons dans l’aventure. Alors, sauver le monde, bénédiction ou fardeau ?

Second paradoxe de sa quête, que nous évoquions au début de cet article : Sauver le monde implique de réduire en esclavages les géants, est-ce vraiment ça « sauver le monde » ?

Un géant à part entière

Ironiquement, ce sont les géants qui s’obligent à être les garants du bon fonctionnement des purificateurs d’air et pour cela ils se réduisent eux-même en esclavage. Dans ce cas, nous pourrions logiquement penser que c’est tout à fait « normal » de les condamner à travailler ad vitam eternum. Cependant, en voyant l’état cadavérique dans lequel ils se trouvent, on ne peut que penser au caractère immoral de cette action. Ce n’est pas parce que quelqu’un vous dit qu’il peut le faire et va y arriver, qu’il faut le laisser sombrer. Or ici, la seule délivrance de ces entités se trouve dans la mort, pourtant crainte par les humains eux-mêmes protégés par le sacrifice des géants.

J’évoquais au début de l’article que Mo pourrait être une enfant liée organiquement aux géants, et cette idée trouve son pendant dans le mimétisme social de Mo à l’égard de ces créatures. Tout comme eux, elle vit dans des cavernes et s’attelle continuellement à s’assurer de la réussite de sa tache. Enfin, les géants sont séparés les uns des autres géographiquement tout en restant connectés au système principal de leur technologie. Parallèle évident avec Mo et sa famille qui ne vivent pas sur la même île mais bien sur plusieurs îlots distincts.

Ces éléments nous portent à croire que Mo est un cinquième géant, centre névralgique de toute la réussite de l’opération. Elle se trouve tout autant esclave de sa quête qu’eux de la leur.

Seulement, Mo omet un détail sur les géants. Ils sont quatre et travaillent en équipe. Les générateurs ne fonctionneront que si les quatre travaillent dessus. Ce que Mo ne fait pas puisqu’elle travaille toujours seule, ce qui en fait un géant raté, autrement dit : une simple humaine.

Mo se tient sur une version géante d’elle, ce cinquième géant est mort.

Conclusion : De la Dépression à l’Acceptation

Maintenant que nous savons tout de l’univers de MOI, de ses personnages mais aussi de la quête que son protagoniste cherche à accomplir, nous pouvons essayer de comprendre ensemble de quelle manière Mo représente les deux dernières émotions des étapes du deuil.

Tout d’abord, pour revenir à ce deuil, celui-ci est double. Nous avons vu qu’il évoquait directement la catastrophe apocalyptique à laquelle font face tous les personnage mais il est également interprétable au travers de l’échec de Mo.

En effet, Mo ne parviendra jamais à réveiller le quatrième géant car celui-ci est déjà mort. De plus, ignorant l’aspect collaboratif pourtant essentiel à sa quête, Mo repousse toute sa famille et brise son Omni-clé en frappant la mécanicienne, signant de facto la fin de toute possibilité de réveil. Cette étape représente la dépression, l’aboutissement du labeur quasi-inutile que subit Mo durant toute l’aventure. Au lieu d’en faire un personnage triste, les développeurs de chez Fizbin l’ont rendu antipathique et incompréhensible pour le joueur. Mo repousse et frappe les personnes qu’elle cherche à sauver, allant donc à l’opposé du principe de « sauver autrui ». Les conséquences tangibles de cette dépression sont l’éloignement de toute sa famille, la destruction de l’Omni-Clé ainsi que son échec cuisant à sauver le monde. Cette phase de dépression s’accompagne d’un long moment de solitude devant une tombe que nous pouvons interpréter comme étant celle du cinquième géant, elle, l’élue.

Cette dépression causée par la perte de son Omni-Clé – donc indirectement l’action de trahir autrui en frappant la mécanicienne – va fort heureusement se terminer après une remise en question et une séquence de recherche de son soi intérieur. Mo, introvertie, va se restructurer en tant que personne normale et non en tant qu’élue et accepte que ce monde, du moins cette partie du monde, est condamné. Elle décidera dès lors de fuir avec sa famille à bord du bateau de la mécanicienne. Ces actions libéreront les géants de leurs souffrances et provoqueront la fin du monde, ou plutôt des quelques dernières minutes des îles.

En définitif, doit-on offrir du répit au monde quitte à se perdre soi-même ? La réponse du jeu semble être que non, mais vous, chers lecteurs, qu’en pensez-vous ?


Fin

Je tenais à vous remercier d’avoir pris le temps de lire cet article. J’ai tenté de rester le plus fidèle possible à mes lignes directrices mais j’ai conscience de m’éparpiller un peu trop souvent dans mes analyses. Minute of Islands est un bon jeu avec de nombreuses interprétations possibles et j’ai essayé, du mieux possible de vous en proposer une. Je pense qu’avec la catastrophe face à laquelle les personnages font face, nous pourrions faire un parallèle avec la crise climatique qui pousse chaque jour des mini-héros comme Mo à faire de grandes actions qui les éloignent hélas parfois de leurs proches. C’est en s’entraidant que nous pourrons y faire face.

Merci à vous de votre lecture, j’espère que cet article vous a plu, en tout cas j’ai pris un grand plaisir à le rédiger.

5 commentaires »

  1. Je n’ai pas joué au jeu mais je suis passée outre le risque de spoilers. En effet, la DA a l’air folle et ton analyse était passionnante à lire. L’allusion à Little Nightmares et à Abe Kôbô (qui a inspiré Death Stranding) ont fini de me hyper, comme tu t’en doutes. Merci !

    Aimé par 1 personne

    • Merci beaucoup pour ta lecture ! Comme c’est un jeu très peu joué, j’ai préféré avertir pour les spoils ^^. Effectivement je sentais que ces allusions allaient te plaire lors de l’écriture et j’étais très heureux de voir que d’autres jeux osaient utiliser ces thématiques !
      Minute of Islands est un jeu assez simple dans sa forme mais vraiment intéressant sur le fond. N’hésite pas à le faire 🙂
      Merci encore !

      Aimé par 1 personne

      • Ahah, je te conseille de faire un tour sur Twitter ! Je l’ai en effet fait dans la journée, hier, c’était vraiment une très belle expérience. Tu l’as fort bien analysé dans ton article et l’inspiration de Little Nightmares est évidente. Mais j’ai aussi beaucoup pensé à Gris, entre la silhouette de l’héroïne et le fait qu’il s’agisse surtout de phases de plates-formes ou de légers puzzle games pour récupérer des choses. En tout cas, j’ai beaucoup aimé, encore merci !

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