Cet article a été intégralement rédigé par Eshmunamash, joueur et collectionneur dont le compte Instagram se trouve tout en bas de cet article. Je (Dissertoplay) vous laisse donc découvrir ce superbe travail basé sur une réflexion très pertinente sur nos interactions avec la faune dans le JV. C’est réellement un honneur pour moi de publier cet essai et j’espère de tout cœur que d’autres collaborations auront lieu sur ce site afin d’analyser ensemble ce médium qui nous passionne tant. Je vous laisse avec l’article d’Eshmunamash, une très bonne lecture à vous, et à très vite !

« Trouver, tuer et dépecer un lièvre ». Voici l’une des premières tâches qu’il m’ait été demandée d’effectuer en démarrant l’aventure d’Assassin’s Creed III (2012). Incarnant Ratonhnhaké:ton, jeune Mohawk parti chasser avec un autre garçon de sa tribu, cette mission m’a semblé narrativement plutôt cohérente et je l’ai remplie sans trop réfléchir.

Plus tard, le jeu m’a à plusieurs reprises demandé de tuer d’autres animaux sauvages dans le cadre d’activités secondaires telles que la récolte de ressources permettant de crafter de l’équipement ou la validation de quêtes de chasse afin de compléter l’objectif de synchronisation totale. Il m’a également simplement laissé la possibilité de le faire par plaisir de tuer ces animaux virtuels parcourant le monde ouvert que le jeu proposait.

Par défi – et par conviction également – j’ai autant que possible essayé de ne pas le faire. Mais névrosé de la complétion que je suis, le jeu m’y a obligé à plusieurs reprises. Même en déambulant dans le monde ouvert sans objectif précis, me faisant attaquer par des loups, ours, lynx ou couguars, je n’ai pu m’en sortir que par l’affrontement à mort, la fuite étant impossible.

La suite de la saga a confirmé ces mécanismes, ajoutant des « mini-jeux » de pêche au harpon. Même sensation désagréable lorsque je me suis aperçu que je devais encore m’y coller pour atteindre la synchronisation complète.

À travers mon expérience de joueur, je me suis alors questionné sur l’image et la place de l’animal sauvage dans le jeu vidéo. L’interaction violente avec la faune m’a semblé largement dominer les mécaniques de jeu actuelles.

J’ai donc souhaité me pencher davantage sur cette problématique afin d’y répondre avec un maximum d’objectivité. En quoi la possibilité de tuer un animal virtuel peut être ludique ? Quels sont le ou les sens de cette mécanique ?

« Duck Hunt is a game about game »

En 1976, Nintendo commercialise un jouet « électro-mécanique » comprenant un projecteur et un fusil en plastique sous le nom Kôsenjû Duck Hunt qu’on pourrait littéralement traduire en « chasse au canard avec un pistolet à rayon lumineux ». Cette simulation de chasse au canard consistera à tirer sur une image d’oiseau en train de s’envoler créée par un ingénieux mécanisme à l’intérieur d’un projecteur et reflétée sur un mur par un miroir mobile. Cette image devra être touchée par le rayon lumineux du fusil avant qu’elle ne s’échappe de l’écran.

Nintendo Kôsenjû Duck Hunt (1976) – http://blog.beforemario.com

Plus tôt déjà, des jeux similaires furent créés tels que Laser Clay Shooting System (1973) ou Mini Laser Clay (1974), mais c’est bien huit années plus tard, en 1984, lorsque le jeu Duck Hunt sort sur Famicom, que le succès sera véritablement au rendez-vous. Classique de la console 8 bits de Nintendo, le concept est semblable au jeu de 1976. Les joueur·euse·s, toujours en vue subjective, doivent toucher des canards en vol en visant et tirant vers l’écran de télévision à l’aide cette fois ci du NES Zapper, un pistolet en plastique au look futuriste remplaçant la traditionnelle manette de la console (1).

Tom Tyler, dans son ouvrage Game : Animals, Video Games and Humanity (2022) utilise ces exemples afin de nous en apprendre davantage sur l’étymologie et les origines du mot « game ». En vieil anglais, le terme gamen ou gomen signifie au sens large l’amusement, la gaieté ou la joie. Il est également employé pour désigner une certaine forme de divertissement et c’est cette dernière définition que l’on retient plus communément aujourd’hui : « Activité de loisir soumise à des règles conventionnelles, comportant gagnant(s) et perdant(s) et où interviennent, de façon variable, les qualités physiques ou intellectuelles, l’adresse, l’habileté et le hasard. »

Tom Tyler précise que Duck Hunt rappelle une autre signification du mot « game ». À la fin du Moyen-Âge, ce terme était employé dans une forme de divertissement spécifique consistant à pister, attraper et tuer un animal, c’est-à-dire le chasser. Il conclue habillement avec cette phrase : « Duck Hunt, then, is a game about game ».

Les deux facettes de cette définition se mêlent volontiers dans notre médium. Dans l’immense majorité des jeux, le rôle des animaux dépend de notre regard anthropocentré. Et si certains héritent du statut de héros, d’autres représentent une source intarissable de viande et de points d’expérience.

Hunting – Lucas Souza – Red Dead Redemption 2

Le chocobo : poulet légendaire ou extrapolation ?

Afin de pouvoir explorer la problématique plus précisément, il convient avant tout de clarifier les types et rôles des animaux dans le jeu vidéo. C’est ce que propose Krzysztof Jański dans son étude publiée en 2016 intitulée « Towards a Categorisation of Animals in Video Games ». Il définit deux ensembles complémentaires, l’un ontologique, l’autre fonctionnel, permettant de cartographier l’ensemble d’une population animale d’un jeu.

« The article proposes two complementing sets of categories to systematize the presence of animals in video games, based on function (enemy, background, hero, companion, tool) and ontology (actual representation, legendary, extrapolation, hybrid). »

Sa catégorisation ontologique distingue quatre groupes :

  • Les représentations réelles
  • Les légendaires
  • Les extrapolations
  • Les hybrides

Les représentations réelles rassemblent les animaux sensés représenter la faune (vivante ou disparue) de notre monde non numérique. En tant que tels, ils présentent des traits caractéristiques de l’apparence et du comportement de leurs équivalents du monde réel.

Les animaux légendaires correspondent aux animaux fantastiques non-humains originaires ou inspirés de mythes et de légendes. Ils sont confinés à l’imagination humaine transmise via les traditions populaires. On y compte les dragons, les manticores et autres basiliques.

Les extrapolations se rapportent également aux animaux fantastiques non-humains distinctifs mais qui ne sont cependant pas inspirées de mythes ou de légendes. Ils décrivent une faune extraterrestre convenablement adaptée pour habiter un environnement fantastique ou extraterrestre fictif. Ainsi, les extrapolations sont principalement présentes dans les jeux de science-fiction.

Les hybrides, enfin, sont les animaux fictifs qui présentent un mélange de caractéristiques humaines et non humaines. Ces créatures peuvent combiner des traits humains et animaux de manière naturelle (par exemple les Khajiits dans Skyrim) ou anormale (par exemple par magie, comme les loups-garous dans Dragon Age : Origins).

Dans le cadre de notre réflexion, c’est le premier groupe, celui des représentations réelles, qui nous intéresse tout particulièrement. Et plus précisément au sein de ce groupe, les animaux dits « sauvages », c’est-à-dire ceux qui ne sont pas domestiqués par l’Homme ou la civilisation que l’on incarne dans le jeu vidéo.

La catégorisation fonctionnelle de Jański divise quant à elle les animaux en cinq groupes que sont les animaux :

  • En tant qu’ennemis 
  • En tant que background (2)
  • En tant que héros
  • En tant que compagnon
  • En tant qu’outil

La première catégorie fonctionnelle, l’ennemi, est l’une des plus couramment présentes dans les jeux vidéo. Un ennemi est un personnage non joueur (PNJ) animal hostile au personnage joueur (PJ). Son but est de poser un défi : attaquer et endommager le personnage joueur, généralement afin de gêner sa progression. Vaincre un ennemi octroi souvent une récompense mesurable telle que des points d’expérience ou du butin (viande, peaux, etc.). En raison de son objectif, un ennemi est généralement une créature présentant les caractéristiques d’un prédateur.

En tant que background, les PNJ animaux ajoutent grâce à leur présence, des détails et de l’authenticité à l’environnement numérique, le rendant ainsi plus crédible et moins vide. Ils parcourent l’espace du jeu et imitent le comportement des animaux réels. Ils sont généralement neutres ou amicaux à l’égard du PJ. On retrouve dans cette catégorie les herbivores, oiseaux et animaux domestiques par exemple.

La troisième catégorie, les héros, comprend les animaux qui sont dans une certaine mesure anthropomorphisés et, par conséquent, capables d’interagir et de se comporter d’une manière qui imite le plus souvent les interactions dans les sociétés humaines (ou animales extrapolées).

Les compagnons sont les PNJ animaux qui accompagnent le personnage. Les compagnons assistent ce dernier et les mécanismes de jeu permettent des interactions similaires à celles que les gens développent avec leurs animaux de compagnie. La connexion entre les personnages numériques implique aussi souvent une réponse émotionnelle de la part des joueur·euse·s. Les compagnons sont généralement des chiens ou des montures.

Enfin, les animaux en tant qu’outils correspondent aux PNJ animaux qui sont objectivés au sens cartésien et servent uniquement à une fonction pratique donnée. Ils remplissent divers rôles, tels que des unités de combat et de transport ou des sources de matières premières.

Parmi cette catégorisation fonctionnelle, l’animal sauvage se définit principalement en tant qu’ennemi, background ou outil. Mais il peut évidemment rentrer simultanément dans plusieurs de ces catégories. L’ours d’Assassin’s Creed III par exemple remplit gentiment son rôle de background avant de se muer en ennemi avant que l’on s’en serve finalement comme outil.

Dans GTA III (2001), les mouettes sont de simples « accessoires » visuels, elles jouent le rôle de background sans possibilité d’interaction. Dans GTA Vice City (2002), les joueur·euse·s peuvent leur tirer dessus. Elles restent donc des animaux-background mais avec une possibilité d’interaction. Enfin, dans GTA IV (2009) tuer 200 pigeons du jeu récompensera les joueur·euse·s d’un hélicoptère. Les pigeons  remplissent dans ce cas là le rôle de background et d’outil.

Final Fantasy XVI – Rúben

Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus sauvage ?

Au début de son étude, Jański constate une prédominance des rapports conflictuels entre humains et animaux sauvages en jeu. La raison à cela, selon lui, est que ces relations sont directement liées aux rapports violents de domination et d’exploitation de l’humain sur la nature en règle générale.

J’ajouterais que le médium jeu vidéo a ceci de particulier qu’il autorise voire encourage les joueur·joueuse·s à s’affranchir de certaines barrières morales et légales, à se distinguer du réel et donc à agir sans filtre. Si la contrainte légale est définie par les développeur·euse·s, la violence dans les jeux vidéo est finalement comme dans la réalité étroitement liée aux préoccupations éthiques et idéologiques des joueur·euse·s. Il ou elle va alors décider, si tant est que le choix soit possible.

Pour Estéban Giner, chercheur en sciences de l’information et analyste au Strategic Innovation Lab d’Ubisoft Montreal, le jeu vidéo peut effectivement fonctionner pour certain·e·s comme une échappatoire aux comportements moraux : « Je pense que ce sont des joueurs qui vont aussi potentiellement légitimer des comportements violents à l’égard des personnages non joueurs [et pas seulement à l’égard des animaux sauvages]. D’autres vont cependant décider de reproduire leurs schémas moraux de la vie réelle dans les jeux vidéo et refuser de faire du mal gratuitement. »

Malgré tout, l’animal sauvage a une place particulière parmi les animaux que l’on retrouve dans le jeu vidéo. Toujours dans Assassin’s Creed III, on ne peut à aucun moment tuer un chien ou un chat contrairement à leurs cousins loups ou lynx.

Les créateur·ice·s de jeux vidéos décident donc qui ou quoi peut et ne peut pas être tué et distinguent – plus ou moins arbitrairement – les espèces d’animaux en fonction de leur statut social en tant qu’animaux de compagnie ou nuisibles, prédateurs ou proies. (3)

Il semblerait d’ailleurs admis que plus un animal est grand et carnivore, plus le jeu vidéo le positionne en tant qu’antagoniste agressif. Il est plus qu’habituel de devoir opposer notre avatar à des loups, ours ou requins enragés avec comme seule échappatoire leur mise à mort. Cette notion de prédation est totalement erronée et déconnectée de leur comportement dans la vie réelle. Inversement, la notion de fuite chez les animaux sauvages considérés comme des proies est également relative voire inexistante afin de permettre à l’avatar de les approcher avec davantage de facilité. Mention spéciale aux biches et cerfs qui broutent tranquillement au beau milieu d’un déluge de feu et de sang dans Diablo IV (2023).

Wolves – Ghiles – The Witcher 3

Ces observations croisent donc de façon très variable les différentes catégories d’animaux proposées par Jański en fonction des décisions des développeur.euse·s.

Dans Red Dead Redemption 2 (2018), on peut tirer sur à peu près tout ce qui bouge. Toutefois, les animaux sauvages tels que les élans et les loups, sont considérés comme du gibier tandis que les animaux domestiques tels que les chiens et le bétail sont marqués comme appartenant à un individu humain. Alors que tuer des animaux ne constitue pas un crime en soi, tuer des animaux appartenant à quelqu’un est considéré comme un délit et entraînera une prime sur notre tête. Par conséquent, je peux chasser et tuer des chevaux sauvages mais pas des chevaux domestiques, de peur de devenir la cible de chasseurs de primes. Considérant ces différentes primes, on peut donc observer une hiérarchisation des espèces en fonction de leur valeur économique : tirer sur un chien domestique « vaut » une prime de trois dollars, un cheval apprivoisé une prime de cinq dollars, le bétail une prime de vingt dollars et tuer un être humain innocent (non agressif) entraîne une prime de quarante dollars.

Ces systèmes sous-jacents de hiérarchisation et d’interaction dans le jeu rendent donc la violence possible ou impossible, ainsi qu’acceptable ou inacceptable pour les joueur·euse·s. Les jeux vidéo font des distinctions implicites visibles par différents mécanismes dans la façon dont la société évalue diverses espèces sur le plan éthique et émotionnel. Peut-on aller jusqu’à affirmer que cela a pour but de lui donner du sens ?

Le sens de la mort

L’acte violent lui-même peut être utilisé comme un outil au service de la narration. J’ai remarqué à plusieurs reprises que la mécanique de chasse et de mise à mort d’un animal sauvage est éprouvée lors de l’introduction d’un jeu vidéo, tant par une cinématique que directement via le gameplay. Dans l’une des premières scènes de God of War (2018), Kratos accompagne son fils Atreus chasser le cerf. Ce dernier se voit confier par son père la responsabilité d’achever l’animal blessé tombé à terre. Non sans amertume, Atreus s’exécute et dépasse ainsi sa puberté sociale. Le voilà « homme » selon les bons vieux codes du patriarcat. Dans Horizon Zero Dawn (2017), toujours en début de jeu, un Veilleur fait fuir un lièvre alors qu’Aloy le vise avec son arc.

Ces exemples ne sont évidemment pas exhaustifs et permettraient peut-être d’ancrer le récit à venir dans une forme de réalité connue des joueur·euse·s afin de mieux s’identifier aux protagonistes principaux, avant de découvrir leur univers et bestiaire propres.

Si cette tentative de justification peut sembler capillotractée, ces scènes sont néanmoins toujours intégrées dans le but de créer une réponse émotionnelle de la part des joueur·euse·s. Le réalisme de l’action de mise à mort de l’animal accompagné d’un sound design souvent exagéré lorsqu’il est achevé nous incite à ancrer ces scènes dans notre mémoire.

Close Encounter – UraniumRailroad – Shadow of the Tomb Raider

Si les jeux argumentent sur la nécessité de tuer des animaux, comment néanmoins justifient-ils la nature de cet acte violent ? Lorsqu’une proie est abattue dans Far Cry 3 (2012), l’avatar doit avancer vers elle et activer un mécanisme d’écorchage où le sang éclabousse l’écran pendant qu’il ouvre l’animal devenu outil et récupère ses précieuses parties du corps en exprimant ouvertement son dégoût. Cela apporte efficacement de la crédibilité à la construction du personnage.

En exposant ce processus sanglant et en rendant palpables leurs effets, ces jeux ne plaident donc pas uniquement en faveur de la nécessité de tuer les animaux sauvages dans le but d’en tirer profit. Ils exposent la brutalité même de ce processus, entravant ainsi l’idée fantasmagorique de la marchandise comme clairement séparée de ses processus matériels de « production ». Comme pour souligner cet effet, tout en écorchant sa proie dans Red Dead Redemption, l’avatar du joueur ou de la joueuse alterne entre l’accent mis sur la matérialité du corps de l’animal-ennemi (« Un dur à cuire, n’est-ce pas »), sa valeur économique sur le marché de l’animal-outil (« Cela rapportera un bon prix ») et le désordre moral et corporel intrinsèque du meurtre (« C’est sale »).

Dans Fallout : New Vegas (2010), cette distinction est liée à un « karma-mètre » qui rassemble sous forme numérique les conséquences morales des actions des joueur·euse·s sur une échelle allant de -1000 (« Très mauvais ») à 1000 (« Très bien »). Alors que tuer des animaux agressifs, sauvages ou mutants n’affectera pas le compteur, tuer des animaux domestiques donnera une lecture négative. Par conséquent, le jeu présente un argument contre l’abattage injustifié de certains animaux tout en maintenant une éthique d’autodéfense. Cela sous tend que c’est aux joueur·euse·s de choisir s’ils ou elles veulent incarner un personnage bon ou mauvais même si se sont bien les développeur·euse·s qui décident ce qui l’est ou non.

Cette ligne morale à géométrie variable traverse donc la composition fondamentale de chaque monde virtuel, séparant deux domaines métaphysiques distincts : ceux qui devraient et ceux qui ne devraient pas être tués. En désignant certaines espèces d’animaux comme inviolables, le jeu présentera la mise à mort d’autres espèces comme quelque chose de normal, naturel voire nécessaire.

Assassin’s Creed Mirage – swissarmysp00ns

Par extension, l’utilisation de la mort d’un animal sauvage au service de la narration peut être justifiée par le contexte historique. Lorsque l’histoire se déroule dans une période historique plus ancienne où la nécessité de chasser pour se nourrir existait, l’acte en lui-même est plus compréhensible. Dans la série Age of Empires par exemple, le meilleur moyen d’accumuler de la nourriture en début de partie est de chasser et pêcher. Lorsque les joueur·euse·s avancent dans les âges et par conséquent dans le temps, la production de nourriture sera progressivement assurée par le développement de l’agriculture et la gestion des champs.

De la même manière, reprenant mon exemple d’introduction, il semble tout à fait justifié que le jeune Ratonhnhaké:ton chasse le lièvre pour sa tribu Mohawk au 18ème siècle. Ce qui m’a davantage fait tiquer, c’est sa tendance à plus tard exterminer l’ensemble de la faune sauvage en plein conflit Assassins versus Templiers.

Enfin, je ne ferais que mentionner les jeux spécialement conçus dans le but de chasser des animaux sauvages tels que The Hunter, Deer Hunter, Hunting Simulator voire la série Monster Hunter ou les jeux de survie hyper réalistes comme par exemple The Long Dark. Ils  touchent d’ailleurs une audience a priori plutôt limitée tandis que les plus grosses productions sont conçues à l’inverse pour toucher des millions de personne. Et pour ceux qui craignent qu’un tel jeu puisse pousser le quidam à devenir chasseur, on rappellera que la série Gran Turismo n’a jamais appris à conduire à qui que ce soit.

The Long Dark – animalshavefeelings

Mais pourquoi depuis des décennies maintenant, ces mécaniques sont présentes dans le jeu vidéo et admises comme quasiment immuables ? Qu’apportent-elles au gameplay et à l’expérience vidéo-ludique ? Pourquoi une majorité des joueur·euse·s trouve normal de tuer les animaux sauvages manette en main alors que la plupart en seraient incapables dans la vie réelle ?

Capitaludisme animalier

La réponse la plus évidente semble être que les joueur·euse·s savent faire la part des choses entre les mondes virtuels que leur avatar parcourt et le monde réel dans lequel ils ou elles vivent. De toute évidence, les animaux sauvages in game apparaissent comme étant des ressources abondantes et inépuisables dans leur environnement procédural. Ainsi, ils deviennent une source illimitée de matières premières que les personnages humains peuvent récolter indéfiniment, puisque les animaux tués réapparaissent à l’infini. Cette mécanique admise et intégrée par les joueur.euse·s oriente naturellement leurs choix dans la mesure où la finitude n’est pas la même que dans le monde réel (4). Puisque la vie simulée manque de fondement matériel en dehors de la représentation de calculs infinis, le monde du jeu soutient par extension que la vie animale est ontologiquement sans fin.

Dans Red Dead Redemption 2, certains défis demandent de tuer un nombre défini de cibles animales dans des conditions spécifiques comme par exemple, tuer cinq oiseaux d’un train en marche ou tuer un ours au couteau. Les mécanismes du jeu garantissent qu’il y aura toujours suffisamment d’animaux à tuer pour que les joueur·euse·s puissent remplir ces conditions.

Est-ce alors par nécessité de créer de la cohérence et de l’interaction dans des jeux vidéo de plus en plus en monde ouvert que ces mécaniques de chasse existent ? Comme le note Brown dans son article « The garden in the machine: Video games and environmental consciousness » (2014) : « La chasse est devenue au cours de la dernière décennie une caractéristique majeure de nombreux jeux en monde ouvert à gros budget (« AAA »). Ceci notamment parce que la technologie actuelle permet de créer des modèles tridimensionnels réalistes et luxuriants, de vastes zones peuplées d’une flore et d’une faune apparemment autonomes afin d’inciter à l’exploration. Tomber de manière inattendue sur un groupe d’animaux sauvages alors qu’il court à travers la forêt ou se faire attaquer par surprise par un prédateur donne vie au monde et rythme ce qui pourrait autrement devenir des randonnées plus ennuyeuses à travers un environnement statique ».

C’est dans ce but que l’on retrouve les animaux-background précédemment cités. Cependant, la chasse, leur mise à mort et exploitation reste finalement le plus souvent la seule interaction possible avec eux. Et si l’on doit rarement tuer ces animaux dans le but de se nourrir (car dans la plupart de ces jeux, excepté les jeux de survie, l’avatar ne mange purement et simplement pas), la chasse est encouragée par l’utilisation courante de mécanismes d’artisanat et de commerce. Elle devient nécessaire in fine afin de rassembler des matières premières issues de ces animaux.

Brown précise que dans la série Far Cry, la mécanique de crafting obligatoire façonne l’environnement dans un cadre anthropocentrique d’exploitation violente : « Ici, les peaux d’ours et les plantes attendent toujours d’être collectées et transformées en ressources d’artisanat et quantité d’XP. »

Les jeux en monde ouvert comportant une mécanique de chasse ont donc tendance à modéliser la vie naturelle conformément à l’idéologie du capitalisme industriel, c’est-à-dire comme une source infinie d’exploitation. Cette fonctionnalité de base garantit par extension qu’il y a toujours un moyen de gagner de l’argent dans le jeu. Chaque fois que les joueur·euse·s sont dans une situation désespérée, ils peuvent se diriger vers les bois pour amasser des peaux, de la viande, des plumes, des cornes et des dents afin de les vendre ou les échanger. L’animal sauvage devient donc une marchandise à exploiter à notre avantage.

Pour les animaux sauvages comme pour les minerais ou les plantes, tout ce qui compose l’étendue infinie d’un jeu doit s’intégrer à la cohérence des systèmes de progression. Pour s’y retrouver, rien de mieux qu’une belle encyclopédie !

In the Shade – UraniumRailroad – Nier Automata

Attrapez (et tuez) les tous !

Au delà du mécanisme de chasse en tant que tel, les jeux vidéos ont tendance à proposer très régulièrement des systèmes de classification encyclopédique. Un peu comme si, pour les développeur·euse·s, créer un monde signifierait le faire tenir dans des fiches. Cela peut concerner les différentes matières premières, armes ou équipements mais également dans le cas qui nous intéresse ici, le bestiaire.

Les jeux qui prétendent proposer aux joueur·euse·s l’expérience d’un univers complet, perpétuent souvent ce rapport au monde à travers le nom des choses. On y trouve, cachée au fond d’un menu, une encyclopédie où s’inscrit, au fur et à mesure de la progression des joueur·euse·s, parfois au moyen d’une interaction spécifique, l’intégralité des animaux que ceux ou celles-ci a rencontré au cours de leur aventure. (Qui n’a jamais rêvé de compléter son Pokédex dans son intégralité ?) Parfois, elles contiennent des informations utiles et directement reliées au gameplay comme leur localisation sur la carte, parfois simplement une description. Elles sont la plupart du temps organisées en catégories.

Certains joueur·euse·s (dont je fais partie) ont tendance à avoir pour objectif de tout saisir, tout voir et tout faire dans un jeu vidéo afin de le considérer comme terminé. Depuis bon nombre d’année maintenant, les développeur.euse·s ont progressivement implémenté des succès ou trophées qui encouragent ces comportements en les récompensant.  

Reconnaître la nature, la cataloguer, la saisir, la collectionner : une partie de l’expérience des joueur·euse·s fait donc souvent écho à celle du naturaliste. Parfois, il suffit d’observer l’animal pour l’ajouter comme entrée à cette encyclopédie. Mais bien souvent, c’est en lui ôtant la vie que le jeu nous permet d’en découvrir davantage sur lui, à l’image d’un commandant Cousteau qui pêche à l’explosif ou d’un Alfred Wallace avant lui pour qui le chemin de la connaissance passait par une extermination de masse.

Dans nos pérégrinations dans les mondes ouverts de Zelda, The Witcher ou Red Dead Redemption, parcourir l’environnement revient bien souvent à le massacrer. En témoignent les viscères, peaux et squelettes qui s’entassent dans nos inventaires à mesure que s’accumulent les heures de jeu.

Je parlais plus haut de finitude. Cette dernière se limite parfois au cas particulier de certains animaux « uniques », c’est-à-dire d’individus spécifiques ne pouvant être tués qu’une seule fois et ne réapparaissant qu’après avoir commencé une nouvelle partie. Afin de relever les « Défis Maître Chasseur » de Red Dead Redemption, les joueur.euse·s doivent tuer deux animaux considérés comme légendaires et dont le statut unique est renforcé par le fait que, contrairement à la faune aléatoire habituelle, ils possèdent chacun un nom : Khan le jaguar et Lobo le loup. À l’opposé de toute éthique environnementale de préservation, la logique ludique de la chasse comme sport de sang considère la singularité de toute créature comme une incitation première à la tuer : plus l’animal est rare, plus il devient désirable pour le chasseur.

The Wild Bunch – dead account… – Red Dead Redemption 2

Roi de la jungle, manette en main

De la même façon que dans la vie réelle, la chasse dans le jeu vidéo renforce le sentiment de maîtrise des joueur·euse·s sur leur environnement, sur le sauvage. Ils ou elles s’accaparent le territoire avec une jouissance flattée par la récompense, en contrôle de tout. L’avatar devient le prédateur ultime.

La mécanique de chasse révèle finalement comment les éléments les plus fondamentaux du gameplay sont organisés par une division entre humains et animaux non humains. L’animal dans son environnement devient animal-objet dans l’environnement du joueur-chasseur. En termes biosémiotiques, la plupart des jeux vidéo modélisent l’animal comme un objet contextuel avec une tonalité « cible ». En ce sens, les jeux vidéo en tant que tels constituent des divertissements anthropocentriques, c’est-à-dire systémiquement violents.

Afin de tenter d’expliquer cette position, Erik van Ooijen relie les trois notions théoriques suivantes : la violence est un concept idéologique ; nous vivons dans une société « carniste » encourageant la violence contre certaines espèces d’animaux ; les jeux vidéo constituent des représentations procédurales de ces systèmes idéologiques souvent implicites.

Le meurtre des animaux et la souveraineté de l’Homme sont atteints dans le jeu vidéo simplement en déplaçant l’action de la violence du contrevenant vers le violé (position qui n’est pas sans rappeler le blâme de la victime, commun à la culture patriarcale du viol). L’animal nous « offre » son corps, il est là pour ça et c’est pourquoi nous devrions simplement accepter son acte de sacrifice. Grâce à l’économie qui enveloppe les mécanismes de chasse dans le jeu, l’acte immoral de tuer se transforme soudainement en un acte moral consistant à « honorer » les tués. Tout en cherchant apparemment à atténuer l’effet choquant de la violence contre les animaux, le jeu vidéo plaide en faveur d’une moralité qui, en elle-même, présuppose la violence comme fondement.

Days Gone – Azil Thims

Qui va à la chasse, perd sa classe

Si les jeux vidéo existent avant tout dans un but de divertissement et non d’éducation, la question de l’éthique et de la morale qu’ils renvoient mérite d’être posée. Mais cet argument du divertissement suffit-il à justifier les actes immoraux subis en boucle par ces animaux aux graphismes et comportements de plus en plus réalistes ?

Ne pouvons-nous pas imaginer d’autres interactions ludiques avec ces animaux que leur seule mise à mort ? Read Dead Redemption 2 propose de relâcher le poisson une fois attrapé. Même si la pratique n’est objectivement que peu respectueuse de l’animal, c’est un début.

Et si l’avenir était dans la valorisation du mode photo et de la virtual photography ? Rangeons nos arcs, lames, fusils et peut-être, simplement, ouvrons nos yeux.

Locrida – Elena Vysheslavtseva – Assassin’s Creed Odyssey

(1) Précision hardware, le NES Zapper est une exclusivité occidentale. Au Japon, Duck Hunt se jouait avec un révolver au style beaucoup plus classique.

(2) Je n’ai pas réussi à traduire « background » de façon satisfaisante. « Contextualisation » pourrait éventuellement convenir mais manque de clarté à mes yeux.

(3) À noter que ces distinctions peuvent également s’observer chez les personnages humains en fonction des différences de sexe, d’origine ethnique, d’âge ou autres hiérarchies. Tuer un enfant dans un jeu vidéo reste un tabou quasi infranchissable aujourd’hui.

(4) Aujourd’hui, la mort dans les jeux est rarement définitive. Lorsque l’avatar meurt, il réapparaît simplement à un point de sauvegarde. Cette logique est encore plus évidente dans le cas des ennemis, qui peuvent être fauchés par centaines pour réapparaître vague après vague.


[Bibliographie]

IMMERSION Magazine n°8 – 2023

Tom Tyler – Game : Animals, Video Games and Humanity – 2022

Conceptualiser les animaux vidéoludiques : ponts entre les animal studies et les game studies – Esteban Grine – 2019 –  https://www.chroniquesvideoludiques.com/conceptualiser-les-animaux-videoludiques-ponts-entre-les-animal-studies-et-les-game-studies/

Et si les jeux vidéo ne réduisaient plus les animaux à des trophées de chasse ? – Courrier International – 2022 –

https://www.courrierinternational.com/article/humeur-et-si-les-jeux-video-ne-reduisaient-plus-les-animaux-a-des-trophees-de-chasse

FACE À LA FAUNE : Comment les joueurs agissent face aux animaux dans les jeux vidéo ? – Vincent Manilève – 2019 -https://stories.ubisoft.com/article/animaux-jeux-video/

Nintendo Kôsenjû Duck Hunt (光線銃 ダックハント, 1976) – Erik Voskuil – 2012 – http://blog.beforemario.com/2012/09/nintendo-kousenjuu-duck-hunt-1976.html

On the Brink of Virtual Extinction: Hunting and Killing Animals in Open World Video Games – Erik van Ooijen – 2018 –  https://eludamos.org/index.php/eludamos/article/view/vol9no1-3/9-1-3

Qu’ils remplissent le décor ou votre assiette, les animaux se multiplient dans les jeux vidéo – Victor Moisan – 2018 – https://www.gamekult.com/actualite/qu-ils-remplissent-le-decor-ou-votre-assiette-les-animaux-se-multiplient-dans-les-jeux-video-3050805493.html

Red Dead Redemption : le célèbre jeu vidéo sensibilise ses fans à la faune sauvage – Alexandre-Reza Kokabi – 2021 – https://reporterre.net/Red-Dead-Redemption-le-jeu-video-celebre-sensibilise-ses-fans-a-la-faune-sauvage

The educational value of virtual ecologies in Red Dead Redemption 2 Edward J. Crowley, Matthew J. Silk, Sarah L. Crowley – 2021 – https://besjournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/pan3.10242

Towards a Categorisation of Animals in Video Games – Krzysztof Janski – 2020 – https://www.ptbg.org.pl/wp-content/uploads/2020/05/Krzysztof-JA%C5%83SKI-Towards-a-Categorisation-of-Animals-in-Video-Games.pdf


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  1. Article très intéressant… Ca mérite réflexion. Moi-même, il m’arrive de tiquer sur certaines choses étant très sensible à la cause animale. Après, comme c’est précisé dans l’article, je fais la part des choses. Je sais que ce n’est aucunement ce que je ferais pas dans la vie. On peut dire de la même chose pour les Sims quand on veut faire un challenge où on doit tuer de manière différentes 8 sims dans un foyer. Ou encore, j’adore me défouler sur les civils dans GTA. Mais, est-ce que je le ferais ? Bien sûr que non et ce serait inquiétant que j’en parlerais aussitôt à ma thérapeute si ça arrive.
    Il m’est arrivée d’éviter un max de tuer des animaux par challenge dans un Tomb Raider (avec demi-succès car… parfois on a pas le choix malheureusement)

    Bien sûr, il ne faut pas exclure ceux qui y prennent vraiment plaisir au point que ça dépasse la réalité. Tout est une question de limite. Par contre, là où les challenge me gênent le plus, ce sont ceux qui où on doit tuer un nombre de pigeons par exemple. Quel est l’intérêt ? Ce n’est pas pour de la survie ou je ne sais quoi, c’est juste débile.

    Je me permets de citer cette phrase qui m’a fait sourire :  » Cette notion de prédation est totalement erronée et déconnectée de leur comportement dans la vie réelle. ». C’est tellement ça. Un loup ne nous emmerdera pas tant qu’on ne l’emmerdera pas (même s’il est un prédateur).

    En tout cas, je le redis, c’est un article très intéressant ! Merci !

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  2. C’est en effet un sacré article. De mon côté, je n’éprouve aucun plaisir à tuer des animaux, aussi virtuels soient-ils. Mais c’est effectivement nécessaire pour progresser dans les jeux, ou par souci de compléter les objectifs fixés. Le moins que l’on puisse dire, c’est que La Chasse aux canards me rappelle de très vieux souvenirs, en tout cas ! Je vois qu’Horizon a été cité. J’apprécie tout de même que la plupart des animaux à éliminer aient été remplacés par des créatures de métal. Cela m’a rendu moins scrupuleuse, ahah. Sinon, il faut se tourner vers la scène indépendante pour avoir d’autres points de vue. Je pense notamment à Endling, qui nous plonge dans la peau d’une mère renarde, faisant face à différents dangers, notamment humains ; et que j’ai vraiment adoré.

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